Horizons – texte intégral

Horizons – texte intégral de  la pièce de Jean-Pierre Martinez, disponible gratuitement à la lecture sur Universcenic.

Personnages

  • Ben
  • Dom
  • Max

Les personnages sont de sexe indifférent.

Scène 1

Trois personnages de sexe indifférent (dans cette version, trois hommes) se tiennent face au public sur une scène vide, dans une lumière déréalisante. On les appellera Max, Dom et Ben. Dom, au centre, a les mains et les pieds entravés. Les trois personnages regardent droit devant eux vers le fond de la salle comme s’ils fixaient l’horizon.

Max — Vous voyez quelque chose, vous ?

Dom — Non.

Ben — On ne voit rien du tout.

Dom — Enfin, si, on voit… l’horizon.

Max — Oui. Mais derrière l’horizon…

Dom — Derrière l’horizon, on ne voit rien. C’est la définition de l’horizon, non ?

Ben — Tout ce qui est plus loin que l’horizon, on ne le voit pas. C’est comme ça.

Max — C’est dû à la courbure de la Terre.

Ben — C’est bien la preuve qu’elle est ronde, la Terre. Et pas plate.

Dom — Qui a dit que la Terre était plate ?

Ben — Je ne sais pas…

Max — On dit tellement de conneries.

Ben — Et il se trouve toujours quelques cons pour les croire.

Dom — Et parmi eux un con un peu moins con que les autres pour ériger ces conneries en religion, et s’autoproclamer roi des cons, de droit divin.

Ben — Je ne sais pas s’il y a des bornes au pouvoir de l’intelligence artificielle, mais la connerie naturelle est absolument sans limites.

Max — Oui… Si la connerie pouvait produire de l’électricité, on en aurait fini depuis longtemps avec les énergies fossiles.

Ben — On aurait résolu le problème du réchauffement climatique, et on n’en serait pas là…

Un temps.

Ben — Mais si la Terre était vraiment plate, on verrait jusqu’à l’infini ?

Max — En théorie, oui. Par temps clair…

Dom — Par temps clair… Il y a des pays où on ne voit déjà plus le soleil derrière la fumée des usines.

Max — Quoi qu’il en soit, nous ne verrions que les objets dont la lumière peut parvenir jusqu’à nous.

Un temps.

Dom — OK. Mais la Terre est ronde, on est bien d’accord ?

Ben — Oui. Aux dernières nouvelles…

Dom — Donc, on ne voit pas ce qui est au-delà de l’horizon.

Max — Et ceux qui sont de l’autre côté ne nous voient pas non plus…

Dom — Ce qu’il y a derrière l’horizon, ça ne nous regarde pas.

Un temps.

Ben — Et si on franchit l’horizon… on finit par passer de l’autre côté ?

Dom — Ben non…

Ben — Comment ça, non ?

Max — Parce que l’horizon s’éloigne à mesure qu’on s’en approche.

Ben — Ah, oui…

Dom — Et c’est pareil pour ceux qui sont en face.

Max — Oui. Enfin, je suppose… Je ne suis jamais allé voir ce qu’il y avait de l’autre côté de l’horizon. En tout cas, je ne m’en souviens pas…

Ben — L’autre côté de l’horizon… C’est un peu comme l’au-delà. Je ne connais personne qui en soit revenu pour nous dire si c’est vraiment mieux.

Dom — Ou même s’il y a vraiment quelque chose de l’autre côté.

Max — L’horizon, en soi, ça n’existe pas. C’est un effet d’optique. C’est la frontière mouvante entre le visible et l’invisible.

Ben — Donc l’horizon se déplace avec nous.

Max — Comme le faisceau des phares d’une voiture. On voit toujours à une centaine de mètres, mais si la voiture avance, on ne voit jamais la même chose.

Dom — Ouais… Mais nous, on est plantés là, alors il ne risque pas de changer beaucoup, notre horizon.

Un temps.

Ben — Et il est à quelle distance de nous, l’horizon ?

Max — Ça dépend…

Ben — Ça dépend de quoi ?

Max — De la taille de l’observateur, d’abord. Et surtout de la hauteur du point d’observation. Pour un enfant regardant la mer sur une plage, l’horizon se trouve à quatre kilomètres environ. Pour un adulte au sommet de l’Himalaya… ou pour les passagers d’un avion volant à dix mille mètres d’altitude, ça pourrait aller jusqu’à quatre cents kilomètres.

Un temps.

Dom — Donc ceux qui seraient de l’autre côté de l’horizon, dans les mêmes conditions d’observation, ils verraient le même horizon que nous ?

Max — Oui. On serait leur horizon, et ils seraient notre horizon.

Ben — Alors on est toujours l’horizon de quelqu’un d’autre.

Dom — S’il y a quelqu’un pour regarder dans notre direction, en tout cas…

Un temps.

Max — OK. Nous on est là, du même côté de l’horizon, mais…

Ben — Qu’est-ce qu’on fout là…?

Dom — Je n’osais pas vous le demander…

Ben — Je ne sais pas. Et vous ?

Dom — Moi non plus.

Max — Je ne me souviens pas.

Ben — Est-ce qu’on l’a su un jour et qu’on a oublié, ou bien…?

Dom — Est-ce qu’on ne l’a jamais su ?

Ben — Allez savoir…

Dom — Parfois, j’ai l’impression que je me souviens vaguement de quelque chose…

Max — Oui, moi aussi.

Ben — Comme quand on se réveille et qu’on essaie de se souvenir du rêve qu’on était en train de faire.

Dom — On a l’impression d’être encore en train de rêver.

Ben — Sauf qu’on ne sait plus de quoi exactement.

Max — L’impression d’être encore conscient dans une réalité qui vient de se dissiper et dont on n’a aucun souvenir.

Ben — C’est ça. On a tout oublié… sauf le fait qu’on a oublié quelque chose.

Dom — Le contraire de l’impression de déjà-vu, en somme.

Max — Ah, oui ?

Dom — Le déjà-vu, il est sous nos yeux. On se demande juste si ça ne pourrait pas être un souvenir. Quand on a oublié un rêve, c’est l’inverse. On sait qu’il y a quelque chose dont on voudrait se souvenir, mais on ne sait pas quoi.

Max — Oui… C’est aussi ce que je ressens.

Un temps.

Dom — Parfois, j’ai comme un flash…

Ben — Un flash ?

Dom — J’étais dans un avion, je crois.

Max — Un avion, vous êtes sûr ?

Dom — Ou un paquebot, je ne sais plus.

Ben — Ce n’est pas vraiment la même chose.

Max — C’est quand même les transports en commun.

Ben — Un paquebot ? Ce n’est pas vraiment les transports en commun, si ?

Max — C’était peut-être un ferry…

Dom — Je ne sais pas pourquoi, je me souviens que j’avais une ceinture de sécurité.

Ben — Sur un bateau, on ne porte pas de ceinture de sécurité…

Dom — C’était peut-être un train.

Max — Dans un train, on porte une ceinture de sécurité ?

Dom — Ça devait être un avion, alors. Je regardais l’horizon qui se rapprochait.

Max — Qui se rapprochait…?

Dom — Je sais, c’est idiot, mais… J’avais peur que l’avion aille s’écraser sur la ligne d’horizon.

Max — Oui… C’est complètement idiot.

Ben — C’était peut-être un rêve.

Dom — Plutôt un cauchemar, non ?

Ben — Ou alors c’est maintenant qu’on est en train de rêver.

Max — Les rêves ont toujours un sens caché.

Ben — S’écraser en avion sur la ligne d’horizon… Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

Dom — Je ne sais pas, c’était comme si…

Max — Comme si, poussé par notre passé, notre présent allait se crasher sur un avenir qui ne s’éloignerait plus à mesure qu’on s’en approche.

Dom — Ouais…

Un temps.

Ben — Mais nous, on était là ?

Dom — Je sais pas…

Ben — Un avion… Je ne me souviens pas.

Max — Moi non plus…

Un temps. Ils regardent à nouveau vers l’horizon.

Ben — Et si c’était ça, la mort ?

Max — Ou les premiers moments de la vie…

Dom — Avoir conscience d’exister sans savoir qui on est dans un monde qui n’a aucun sens.

Max — Il faut croire que l’existence précède vraiment l’essence…

Dom — Et que même quand on n’a plus d’essence, on a encore une existence.

Ben — Oui… Je me sens… comme dans une vieille bagnole en panne sèche, en pleine nuit au milieu du désert, scrutant l’horizon avec mes phares pour essayer d’apercevoir au loin un type qui arriverait avec un jerrycan dans chaque main.

Dom — En attendant que la batterie finisse de se décharger et que les phares s’éteignent pour toujours, avant l’arrivée du Sauveur.

Un temps.

Max — Mais nous…? Tous les trois, on se connaît ou bien…?

Ben — Je ne crois pas… Si ?

Dom — J’ai une vague sensation de déjà-vu, mais…

Max — Votre tête ne me dit rien du tout.

Ben — Moi non plus.

Max — À vrai dire… même ma tête à moi ne me dit pas grand-chose…

Ben — Mais vous vous appelez comment ?

Max — Je ne sais pas… Je ne m’appelle pas. À quoi ça servirait ? Je suis toujours là…

Dom — Bon… Mais les autres, comment ils vous appellent ?

Max — Les autres ? Quels autres ? Je ne connais que vous. Et encore, je ne suis pas sûr de vous connaître. On vous appelle comment, vous ?

Ben — Je ne sais pas… Je n’ai jamais entendu personne m’appeler.

Dom — Moi non plus. Ou alors je n’ai pas entendu. En tout cas, je n’ai jamais répondu…

Max — OK. Donc on ne s’appelle pas non plus.

Ben — Pourquoi on s’appellerait, puisqu’on est déjà là ?

Max — Et qu’on ne peut aller nulle part, de toute façon.

Dom — Surtout moi…

Max — Vous ?

Dom — Vous n’avez rien remarqué ?

Max — Non.

Dom — Je suis ligoté !

Max — Tiens, c’est vrai… Il est ligoté, lui…

Ben — Ah, oui, je… Je n’avais pas remarqué.

Dom — Et alors…?

Max — Alors quoi ?

Dom — Maintenant qu’on a fait les présentations… Vous pourriez me détacher ? Si ça ne vous dérange pas trop…

Max — Oui, oui, bien sûr, on va… On va vous détacher…

Max s’apprête à le détacher.

Ben — Attendez, pas si vite…

Dom — Quoi, encore ?

Ben — Pourquoi on vous a attaché, d’abord ?

Dom — Pourquoi ? Est-ce que je sais, moi… Je suis comme vous, je ne me souviens de rien…

Ben — Ben oui, mais…

Dom — Mais quoi ?

Ben — C’est un peu facile…

Dom — Facile…?

Max — Si on vous a attaché, c’est qu’il y a une raison, non ?

Dom — Une raison…? Quelle raison ?

Ben — Je ne sais pas… On n’attache pas les gens comme ça, sans raison.

Dom — Mais enfin, détachez-moi !

Max — Vous êtes peut-être dangereux…

Dom — Dangereux pour qui ?

Max — Pour les autres…

Ben — C’est-à-dire pour nous…

Dom — Ouais… Ou alors c’est vous qui êtes dangereux.

Ben — Nous ?

Dom — C’est peut-être vous qui m’avez attaché.

Ben — Et pourquoi on aurait fait ça ?

Dom — Allez savoir… Vous m’avez kidnappé, pour demander une rançon… ou autre chose.

Max — Ouais, c’est une possibilité…

Ben — Mais c’est aussi une possibilité que vous soyez un fou dangereux. Ou même un criminel récidiviste.

Max — Dans le doute, on va vous laisser attaché pour l’instant…

Ben — Vous avez raison, c’est plus prudent.

Dom — C’est une blague ?

Ben — Peut-être que quelque chose nous reviendra, un peu plus tard, et on avisera.

Dom — Quelque chose ? Comme quoi ?

Max — Un souvenir, je ne sais pas…

Ben — Peut-être que quelque chose ou quelqu’un finira par apparaître à l’horizon…

Max — Même si pour l’instant, il faut reconnaître que c’est assez calme de ce côté-là…

Ben — Oui… Le calme avant la tempête, ou bien…

Dom — Le calme avant l’encore plus calme.

Noir.

Scène 2

Lumière.

Max — Oh, putain…! Moi aussi, je viens d’avoir un flash…

Dom — Allons bon…

Ben — Et alors ?

Max — J’étais au volant d’une voiture…

Dom — D’une voiture, vous êtes sûr ?

Max — Non…

Ben — Vous aviez votre ceinture de sécurité ?

Max — Non… Je ne crois pas…

Dom — Alors ça ne devait pas être une voiture.

Ben — Un avion, peut-être…

Dom — Au volant d’un avion ?

Max — J’ai dit au volant, mais… C’était peut-être aux commandes… C’est ça, j’étais aux commandes d’un avion…

Dom — Et alors…?

Max — Tout allait bien, et puis… à un moment donné, toutes les lumières se sont allumées en même temps sur le tableau de bord. Le sapin de Noël, comme on dit dans notre jargon de pilote…

Ben — Le sapin de Noël…?

Max — Quand tous les voyants d’alerte se mettent à clignoter… et que ça sent le sapin.

Dom — Je déteste Noël. C’est supposé célébrer une naissance, c’est-à-dire la vie. Moi, ça m’évoque la mort, pas vous ?

Max — Dans les philosophies orientales, la vie et la mort, c’est un cycle sans fin. On ne meurt que pour renaître, sous une autre forme, mais toujours ici-bas. Il n’y a que dans la pensée occidentale que la mort est un départ définitif vers un au-delà supposé. Et donc une fin absolue pour ceux qui ne croient pas au paradis…

Dom — C’est sûrement pour ça que Noël sent la mort… et qu’on fait les cercueils en sapin. Même le divin enfant est déjà un cadavre en devenir.

Ben — Bon, vous étiez aux commandes d’un avion… Et après ?

Max — Rien… Je ne me souviens de rien d’autre…

Ben — Si c’était vous le pilote, c’est peut-être à cause de vous qu’on s’est crashés…

Dom — Parce que vous étiez dans cet avion, vous aussi ?

Ben — Je ne m’en souviens pas. Pas pour le moment, en tout cas…

Max — Vous pensez qu’on aurait pu se crasher ?

Ben — Ça expliquerait pas mal de choses…

Dom — Vous trouvez…?

Max — Ça expliquerait le fait qu’on soit morts.

Ben — Vous croyez qu’on est morts ?

Max — Tant qu’on se demande si on est morts, c’est qu’on ne l’est pas encore, non ?

Un temps.

Ben — Vous n’entendez pas comme un bruit ?

Dom — Un bruit ?

Ben — Comme le bruit d’une source.

Max — C’est ça. Comme le bruit apaisant de l’eau d’une source dans la campagne.

Ben — Ou le bruit de l’oxygène dans un hôpital, quand il passe sous pression dans le système d’humidification avant l’inhalation.

Max — Oui… Aussi…

Ben — C’est vrai que ça fait un peu le même bruit.

Dom — Alors on serait à l’hôpital ?

Max — Dans le coma…?

Dom — Ou atteints d’Alzheimer, en stade terminal…

Ben — Oui, c’est une sérieuse possibilité…

Max — On vous a peut-être attaché pour vous protéger de vous-même.

Dom — De moi-même ?

Ben — Pour que vous ne tombiez pas, ou bien…

Max — Que vous ne cherchiez pas à vous enfuir…

Ben — Ou à attenter à votre vie.

Max — Raison de plus pour ne pas le détacher…

Dom — Merci… C’est très aimable à vous de vous soucier de ma sécurité.

Ben — Oui, mais nous…? Pourquoi on ne serait pas attachés ?

Max — On n’est peut-être pas aussi atteints que lui.

Dom — Alors on partagerait la même chambre ?

Ben — Trois dans une chambre d’hôpital, ça fait beaucoup, non ?

Dom — On ne devait pas avoir une bonne mutuelle…

Un temps.

Ben — Peut-être qu’on est juste venus lui rendre visite à l’hôpital.

Max — Oui… L’assister dans ses derniers instants.

Ben — Lui dire adieu avant qu’il n’embarque pour son dernier voyage vers l’au-delà.

Dom (ironique) – Merci, ça me touche beaucoup…

Ben — Mais alors pourquoi on ne se souvient de rien, nous non plus ?

Dom — Tout ça ne tient pas debout.

Max — Non… Même nous on a du mal à tenir debout.

Un temps.

Ben — De l’oxygène…

Max — Dans les avions aussi, un masque à oxygène tombe du plafond en cas de problème.

Ben — Oui, c’est ce que disent les hôtesses de l’air, en tout cas. Mais personne n’a jamais vu tomber un masque à oxygène du plafond d’un avion.

Max — Ou alors, ceux qui ont vu ça ne sont plus là pour le raconter…

Dom — Un problème… Un risque de crash, vous voulez dire…?

Ben — Ça n’explique pas pourquoi nous, on n’avait pas attaché notre ceinture de sécurité…

Max (à Dom) – Et vous êtes vraiment sûr que c’était une ceinture de sécurité…?

Dom — Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ?

Max — Je ne sais pas… Une ceinture d’explosifs…?

Dom — Une ceinture d’explosifs…?

Ben — Ça expliquerait ce crash aérien.

Max — Et si vous êtes un dangereux terroriste, ça expliquerait qu’on vous ait attaché.

Dom — Avant ou après que je me suis fait exploser…?

Ben — Pourquoi se faire exploser dans un avion, d’ailleurs ?

Max — Allez savoir…

Dom — Pour protester contre le bilan carbone catastrophique du transport aérien, peut-être… (Les deux autres lui lancent un regard horrifié) Je plaisante…

Un temps.

Max — Vous avez dit tout à l’heure que vous aviez peur qu’on aille se crasher sur la ligne d’horizon.

Dom — Oui… C’était une métaphore, j’imagine…

Max — Et si ce n’était pas une métaphore ?

Ben — Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

Max — On l’a peut-être attaché… pour qu’il ne disparaisse pas à l’horizon des événements.

Dom — L’horizon des événements…?

Max — C’est un concept d’astrophysique assez fascinant. L’horizon des événements, c’est le bord d’un trou noir. La frontière à partir de laquelle le trou noir, si on s’en approche trop, absorbe tout. La matière d’une étoile toute entière, par exemple, mais aussi sa lumière.

Dom — Et elle va où, cette matière ?

Max — On ne sait pas… Ce qui est sûr, c’est que lorsqu’on entre dans un trou de mémoire…

Ben — Vous voulez dire dans un trou noir, j’imagine…

Max — Ce n’est pas ce que j’ai dit ?

Dom — Vous avez dit un trou de mémoire.

Max — Ah, oui…? Je ne m’en souviens pas…

Ben — Bon… Et donc ?

Max — Ce qui est sûr, c’est que tout ce qui entre dans un trou noir n’en ressort jamais.

Ben — De ce côté-ci de l’horizon des événements, en tout cas.

Max — Oui…

Ben — Peut-être qu’on ressort de l’autre côté.

Max — Peut-être… S’il y a un autre côté.

Ben — Il y a forcément un autre côté, non ? Si rien ne se perd, et rien ne se crée, il y a forcément quelque chose à l’autre bout du tunnel.

Dom — En somme, un trou noir, c’est un peu comme la mort.

Ben — C’est vrai qu’on la décrit souvent comme un tunnel.

Dom — On se demande pourquoi, parce que de fait personne n’est jamais revenu de ce supposé tunnel pour nous en décrire l’entrée… ou a fortiori la sortie.

Ben — Encore une façon de parler…

Max — Oui… On ne sait pas où mène ce tunnel, ou même s’il existe, mais ce qui est sûr c’est qu’on n’en ressort jamais du côté où on est entré.

Ben — On vous a peut-être attaché pour éviter d’être aspiré dans ce tunnel.

Max — Ou dans ce trou noir, si vous préférez.

Dom — Quoi…?

Ben — Vous disiez que vous étiez dans un avion, attaché à votre siège par une ceinture de sécurité…

Max — Pour ne pas être aspiré par le vide en cas de dépressurisation de l’appareil, peut-être.

Dom — Dans ce cas, vous feriez mieux de me détacher. Parce que franchement… ce n’est pas une vie, si ?

Ben — C’est mieux que rien.

Dom — Vous trouvez ? On répète à l’infini les mêmes phrases insensées.

Ben — On a presque tout oublié, à part le fait qu’il y a des choses dont on devrait se souvenir.

Dom — Je préfère encore être aspiré par le vide une bonne fois pour toutes. Et si à l’autre bout du tunnel tout recommence à l’identique, au moins je ne me souviendrai de rien, et je retrouverai le plaisir de l’étonnement.

Ben — Remarquez, il n’a pas tout à fait tort… Au mieux on est entre la vie et la mort. On ne peut rester dans cet état. Autant en finir tout de suite, en espérant qu’après la mort, une autre vie nous attend. Qu’est-ce qu’on risque ?

Max — Que la vie qui nous attend soit encore pire que celle qu’on s’apprête à quitter…

Ben — On va le détacher.

Ils le détachent.

Dom — Merci.

Ben — Et maintenant ?

Dom — Quoi ?

Ben — Il ne s’est rien passé du tout.

Max — Non. Le vide ne vous a pas aspiré. Et nous non plus.

Ben — La mort ne nous a pas emportés.

Dom — Et on est toujours là.

Ben — Ou alors c’est qu’on est déjà morts tous les trois. Et on est déjà passés de l’autre côté…

Max — Malheureusement, c’est aussi une sérieuse possibilité…

Ben — Il me semble me souvenir de quelque chose, moi aussi…

Dom — Ah, oui…?

Max — Vous ne dites pas ça pour nous faire plaisir…?

Ben — Attendez… Non… Ça m’est sorti de l’esprit…

Un temps.

Dom — On ne voit toujours rien venir à l’horizon.

Ben — Non. Personne avec un jerrycan ou même un petit bidon d’essence.

Dom — Qu’est-ce qu’on en ferait ?

Ben — On n’a même pas de voiture.

Max — Si c’est l’horizon des événements, plus rien ne viendra jamais de ce côté-là.

Dom — Dans ce cas, on n’a pas fini de se faire chier… (Les deux autres le regardent avec un air offusqué) Non, parce que ce n’est pas pour dire, mais vous n’êtes pas vraiment des comiques, tous les deux.

Ben — C’est vrai qu’on manque un peu de perspective, non ?

Dom — Oui, on peut dire que notre horizon est sérieusement bouché.

Max — Il paraît qu’à mesure qu’on s’approche d’un trou noir, le temps ralentit.

Dom — Alors on doit déjà être tombés dedans, parce que j’ai l’impression que le temps s’est arrêté…

Un temps.

Max — Vous saviez qu’à partir d’une certaine limite, l’univers s’éloigne de nous à une telle vitesse que sa lumière ne pourra jamais nous atteindre ?

Dom — Et c’est reparti…

Ben — Alors la plus grande partie de notre univers nous restera pour toujours inaccessible et inconnue ?

Dom — Vous êtes astrophysicien ?

Max — Non, je ne crois pas. J’ai dû lire ça quelque part.

Ben — Vous avez de drôles de lectures…

Max — Pour le coup, cet horizon-là, on ne pourra jamais passer de l’autre côté.

Ben — Et ceux qui pourraient se trouver de l’autre côté ne pourront jamais nous voir non plus.

Dom — En somme, c’est la version scientifique de l’au-là, quoi.

Max — Oui…

Ben — Mais rien ne dit non plus qu’on ira là-bas quand on sera morts.

Dom — Allez savoir…

Max — Vous savez qu’une même particule peut se trouver à deux endroits différents au même moment, selon qui la regarde en premier ?

Ben — Un peu comme la vérité, quoi…

Dom — Pardon ?

Max — Je ne sais plus qui a dit  « Vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au-delà. »

Dom — Le pire avec les citations, c’est quand on ne se souvient même plus qui on cite.

Ben — La réalité est la même pour tous, mais selon qui la regarde, elle peut apparaître ici comme une vérité et ailleurs comme une illusion.

Dom — Vous commencez vraiment à me donner mal à la tête.

Un temps.

Max — Pourquoi est-ce que je me souviens de ce qu’est l’horizon des événements et que je ne me souviens plus de mon nom ?

Ben — Peut-être qu’à l’approche de la mort, on ne se souvient que des choses importantes.

Dom — Et vous trouvez que notre nom, ce n’est pas important ?

Max — Notre nom… c’est comme un numéro qui nous est attribué en naissant. Un numéro de sécurité sociale, ou bien…

Ben — Le numéro d’une chambre d’hôtel.

Max — Le numéro de la chambre, ça sert surtout pour avoir son petit déjeuner le matin.

Ben — C’est le petit déjeuner qui nous oblige à nous souvenir du numéro de la chambre.

Dom — Et c’est ce numéro qui nous aide à retrouver la chambre pour y dormir le soir.

Max — Quand on part définitivement, on rend sa clé à la réception, et on oublie son numéro…

Dom — Pour aller se fondre dans la foule des transports en commun.

Ben — En attendant de trouver une autre chambre dans un autre hôtel.

Dom — Ou une autre maison dans un nouveau quartier.

Ben — Sur une autre planète…

Max — Avec un nouveau numéro.

Ben — Et des voisins pour nous rappeler qui on est et comment on s’appelle.

Max — C’est vrai, dès notre naissance, c’est surtout les autres qui décident de notre identité. De notre état civil.

Ben — Un peu comme les particules dont vous parliez tout à l’heure. Ce sont ceux qui nous regardent qui définissent notre façon d’exister.

Dom — Les parents, surtout. La famille.

Ben — C’est eux qui décident qui on est.

Dom — Comment on s’appelle.

Ben — Où on habite.

Dom — Quelle langue on va parler.

Max — Quelle religion on va pratiquer.

Ben — Pour savoir qui on est, il suffit de demander aux autres.

Dom — Ceux qui nous connaissent, en tout cas.

Max — Et même quand on a oublié qui on est, et comment on s’appelle, il y a toujours quelqu’un qui lui n’a pas oublié, et qui peut nous le dire.

Ben — Même quand on a perdu la mémoire.

Max — Même quand on est dans le coma.

Ben — Même quand on est déjà mort.

Dom — Jusqu’au jour où tous ceux qui nous ont connus sont morts aussi.

Max — Oui. On n’est en grande partie que ce que les autres décident que nous sommes.

Ben — Et on en sait à peine plus sur nous-mêmes que ce que les autres savent de nous.

Max — Parfois même encore moins.

Ben — Deviens qui tu es, tu parles… Deviens qui on attend que tu sois, oui.

Dom — Un bon paroissien.

Ben — Un bon citoyen.

Max — Un bon petit soldat.

Ben — Qui a dit « Je est un autre » ?

Dom — Je ne sais plus. Mais il aurait mieux fait de fermer sa gueule.

Ben — Quoi qu’il en soit, on naît, on meurt…

Max — Et après notre mort… on se fond à nouveau dans la masse.

Dom — En partant, on n’emporte rien, et surtout pas le souvenir d’avoir été.

Max — Et en revenant à la vie, on se présente à nouveau à la réception pour qu’on nous attribue un autre numéro…

Ben — Un autre moi…

Noir.

Scène 3

Lumière.

Max — Quelle heure il peut bien être…?

Ben — Aucune idée…

Dom — Qu’est-ce que ça peut faire ? Vous avez un train à prendre ?

Ben — Un avion, peut-être…

Max — Vous avez raison. Si on est morts, on n’a plus besoin de montre…

Dom — En tout cas, je ne connais personne qui ait demandé à être enterré avec sa montre.

Un temps.

Ben — Cette fois, je m’en souviens…

Dom — De quoi ?

Ben — De mon numéro de chambre !

Dom — Oh, putain…

Ben — C’était la 2108.

Dom — Ah, oui…?

Ben — Je me vois arriver au buffet de l’hôtel de cet aéroport pour le petit déjeuner et annoncer fièrement au cerbère qui était à l’entrée : chambre 2108.

Dom — Fièrement ?

Ben — Je m’en souviens, parce que je suis né un 21 août. Donc 2108.

Max — Ah, oui…

Dom — Donc, vous vous souvenez de votre date de naissance.

Ben — Non, mais je me souviens que mon numéro de chambre, c’était ma date de naissance. 2108…

Max — De quelle année ?

Ben — Alors là… Le numéro de la chambre n’avait que 4 chiffres.

Dom — Ça ne nous dit pas si vous étiez dans cet avion avec nous.

Ben — Il me semble que si, pourtant.

Dom — Vous ne dites pas ça pour nous remonter le moral, j’espère…

Ben — Parce que si cet avion s’est vraiment crashé…

Max — Qu’est-ce qui vous fait penser que vous étiez dans cet avion ?

Ben — Je me souviens de mon numéro de siège.

Dom — Ah, oui, on peut dire que vous avez la mémoire des chiffres, vous…

Ben — Je m’en souviens, parce que c’était le numéro 666.

Max — Je pensais que les compagnies aériennes n’attribuaient jamais le numéro 666 à aucun siège.

Ben — Apparemment, ce n’est pas une règle absolue. D’ailleurs, j’avais demandé à l’hôtesse de l’air si je pouvais changer de place.

Dom — En même temps, changer de siège dans un avion pour conjurer le mauvais sort, c’est un peu comme changer de transat sur le Titanic pour éviter le naufrage…

Max — Quoi qu’il en soit, cette place numéro 666 ne vous a pas réussi.

Dom — On peut même dire que vous nous avez porté la poisse…

Un temps.

Ben — Je n’entends plus l’oxygène…

Max — Peut-être qu’il n’y a plus assez d’oxygène pour tout le monde.

Ben — Sur Terre, vous voulez dire ?

Max — Ou dans cet hôpital…

Dom — Peut-être qu’on va mieux et qu’on n’en a plus besoin.

Max — Peut-être qu’on est morts et qu’on n’en a plus besoin.

Un temps.

Ben — Vous avez parlé de l’Himalaya, tout à l’heure…

Max — Ah, oui…?

Ben — En parlant de la distance qui nous sépare de l’horizon.

Dom — Et alors ?

Ben — Je ne sais pas… J’ai aussi cette image qui me revient. Nous trois, en cordée, sur le toit du monde.

Dom — Le toit du monde ?

Max — C’est comme ça qu’on appelle l’Himalaya, je crois.

Ben — Ça ne vous dit rien, à vous ?

Dom — Non… Rien du tout.

Ben — À 8000 mètres d’altitude, l’oxygène se raréfie.

Max — Et ça peut même donner des hallucinations…

Dom — Alors maintenant, on serait au sommet de l’Himalaya…

Max — Ça expliquerait aussi la corde…

Ben — La corde…?

Max — Si on était en cordée avec lui…

Ben — Je vois… Peut-être qu’il a fait une chute, et qu’on a coupé la corde qui nous reliait à lui pour ne pas être précipités nous aussi dans l’abîme…

Dom — Merci… Vous êtes vraiment de bons camarades…

Max — Alors ce serait le seul de nous trois à être vraiment mort…?

Ben — À moins qu’au final, il nous ait quand même entraînés avec lui dans sa chute…

Un temps.

Ben — Comment on sait quand on est mort ?

Dom — On ne le sait pas.

Max — Être mort, c’est comme être con. On ne le sait pas. C’est pour les autres que c’est difficile.

Dom — Il me semble avoir déjà entendu cette phrase à la con.

Ben — Oui, moi aussi…

Dom — C’est ça, notre destin. Répéter à l’infini les mêmes conneries que nos contemporains.

Ben — Ou celles que nos ancêtres répétaient déjà avant nous.

Max — Chacun de nous a l’illusion d’être un individu unique, mais quelle est vraiment notre part d’individualité ?

Ben — On critique l’intelligence artificielle, mais même notre connerie naturelle ne nous appartient pas en propre. On la tient de tous les autres cons qui nous ont précédés et de tous ceux qui nous entourent.

Un temps.

Ben — Alors si on est morts, on va bientôt nous attribuer un nouveau numéro de chambre.

Dom — De chambre mortuaire, vous voulez dire ?

Ben — Je pensais plutôt à… une nouvelle identité. Une nouvelle existence…

Dom — Une page blanche pour écrire une nouvelle histoire.

Max — La conscience sans les souvenirs.

Ben — Un ordinateur quantique dont on aura effacé toutes les données, pour le reconditionner avant de le refourguer à quelqu’un d’autre.

Max — On va bien voir.

Dom — Oui, mais quand ?

Ben — Quand on aura tout oublié, j’imagine. Quand on sera complètement morts.

Dom — Complètement morts… On est morts ou on est vivants, non ?

Max — On peut l’être en même temps. Comme le chat de Schrödinger.

Ben — Vous voulez parler de ces chats qui auraient sept vies ?

Max — Je parle de ce mystère scientifique et philosophique niché au cœur de la physique quantique : tant qu’on n’a pas ouvert la boîte où se trouve le chat, il peut être aussi bien mort que vivant.

Dom — Je n’ai rien compris… Si ce n’est que vous aussi, vous commencez à vous répéter…

Ben — C’est ce que vous disiez tout à l’heure. Ce sont les autres qui définissent notre identité. Nous ne sommes que les particules élémentaires d’une conscience collective.

Max — Et si un jour il n’y a plus d’autres…?

Dom — Plus d’autres…?

Ben — Quand le soleil aura absorbé la Terre, dans cinq milliards d’années, et que l’Humanité aura disparu.

Dom — Ou bien avant… Quand l’Homme aura réussi à rendre inhabitable la seule planète sur laquelle il peut vivre.

Ben — Alors ce ne sera pas la mort d’un homme ou d’un milliard d’hommes, ce sera la mort de l’Humanité. La mort de la conscience collective.

Max — Et si, comme certains imbéciles le croient, nous sommes les seuls êtres intelligents dans l’univers, ce serait la mort de la conscience tout court.

Dom — Comment imaginer que cette conscience ne renaîtrait pas quelque part, sous une autre forme ?

Un temps.

Ben — Ça me revient, maintenant… Ce n’était pas un avion, c’était un vaisseau spatial.

Max — J’en étais le capitaine.

Ben — Et j’étais votre second.

Dom — Nous n’étions que trois à bord.

Ben — Les trois derniers survivants d’une Humanité à l’agonie.

Max — Nous avions mis le cap sur une planète potentiellement habitable…

Dom — Qui s’est avérée être un trou noir.

Ben — Une erreur de calcul de l’ordinateur de bord, sans doute.

Max — À moins qu’il ne l’ait fait exprès.

Dom — Exprès ?

Max — Une intelligence artificielle qui aurait voulu se débarrasser une bonne fois pour toutes de ce qui restait encore d’Humanité.

Ben — Quoi qu’il en soit, en nous réveillant de notre longue hibernation, il était déjà trop tard pour échapper à l’attraction de ce trou noir supermassif.

Max — Alors nous serions sur le point d’être absorbés par ce trou noir…

Un temps.

Dom — Reste quand même un mystère…

Ben — Quoi ?

Dom — Pourquoi est-ce que vous aviez le fauteuil numéro 666 si nous n’étions que trois à bord…?

Max — Vous avez raison… Le mystère s’épaissit…

Dom — Est-ce qu’on était dans une chambre d’hôpital sur le point de mourir, au sommet de l’Everest sur le point de tomber dans un gouffre… ?

Ben — Accrochés à un radeau sur le point de couler en tentant la traversée vers un monde meilleur… ?

Max — Dans un avion sur le point de se crasher, ou dans une navette spatiale sur le point d’être absorbée par un trou noir ?

Ben — Est-ce une chose ou une autre ?

Dom — Ou tout ça à la fois.

Max — Tout se mélange dans nos têtes.

Dom — Comme les eaux usées d’un lavabo dans le vortex qui les entraîne vers les égouts avant le grand recyclage.

Ben — Nos passés.

Dom — Nos présents.

Max — Nos futurs.

Ben — On ne sait plus.

Dom — On ne sait pas.

Max — On ne sait pas encore.

Noir.

Scène 4

Lumière.

Dom — On dirait que l’horizon s’est encore rapproché…

Ben — Quand il nous aura rattrapés, on passera de l’autre côté.

Dom — S’il y a vraiment un autre côté…

Ben — C’est une façon de parler…

Max — Oui… Ces façons de parler qui nous servent de prêt-à-penser.

Dom — La langue est une fenêtre ouverte sur le monde. Mais c’est aussi une grille qui nous enferme dans la seule réalité que nos sens peuvent percevoir, que notre esprit peut concevoir, et que notre langage peut décrire.

Ben — Alors il faudrait inventer une nouvelle langue…?

Dom — Sinon on ferme sa gueule, c’est encore plus simple. D’où ça vient, ce besoin de parler pour ne rien dire ?

Ben — Les animaux s’en tiennent aux besoins élémentaires. J’ai faim. J’ai envie de baiser.

Dom — Est-ce que ça vaut le coup de savoir quelque chose si au final on ne saura jamais tout ?

Max — Mais quand on a commencé à parler, est-ce qu’on peut encore s’arrêter ?

Ben — Tant qu’on parle, c’est qu’on n’est pas encore morts.

Max — Alors continuons à parler…

Ben — Jusqu’au jour où nos paroles n’auront plus aucun sens.

Dom — Jusqu’au jour où tout ce qu’on pourra dire ne sera plus qu’une citation de ce que d’autres ont déjà dit avant nous.

Max — Et tout ce qu’on pourra faire ne sera plus qu’une commémoration de ce que d’autres ont déjà fait avant nous.

Ben — Je crains que ce jour ne soit déjà arrivé.

Dom — Eh bien moi, je ne dirai plus rien. Et je ne vous écouterai plus. Maintenant que je ne suis plus attaché, je vais marcher vers cet horizon, quel qu’il soit…

Ben — Alors on ne se reverra plus ? C’est dommage, je commençais à m’attacher à vous…

Dom — C’est vrai ?

Ben — Non. Je crois que c’était encore une façon de parler.

Max — On se reverra peut-être, de l’autre côté. Mais on aura tout oublié.

Ben — Et on ne se reconnaîtra pas.

Dom — Tous les liens qui nous relient aux autres se seront dénoués.

Max — Il nous faudra en renouer d’autres. Pour tenter d’exister à nouveau. Dans une autre Humanité.

Ben — Au mieux si nous nous revoyons un jour, nous ressentirons une étrange sensation de déjà-vu…

Dom — Alors je ne vous dis pas au-revoir…

Dom s’apprête à avancer vers le devant de la scène.

Ben — Attendez ! Je pars avec vous…

Dom n’a pas l’air ravi.

Dom — Vous êtes sûr…?

Max — Moi aussi… Je ne vais pas rester tout seul ici… Comme un con.

Ils prennent les liens qui attachaient Dom et s’attachent les uns aux autres comme les alpinistes d’une même cordée.

Dom — Alors tout est dit.

Ben — C’est la fin de l’Histoire.

Max — De celle-ci, en tout cas…

Dom — Marchons ensemble vers cet horizon radieux.

Ben — En cordée… et la main dans la main. Pour ce grand saut dans l’inconnu.

Dom — En espérant que cet horizon débouche sur un monde nouveau.

Ben — Un monde meilleur.

Max — À moins que ce ne soit le même que celui-ci.

Ben — Que notre univers ne soit finalement qu’une vieille chaussette qu’on retourne à l’infini.

Max — À chaque retournement, le dedans devient le dehors. Mais c’est toujours la même chaussette.

Dom — Au moins on aura tout oublié.

Ben — Et on pourra s’étonner à nouveau d’être en vie.

Ils s’avancent vers le public en regardant au loin, comme s’ils s’apprêtaient à sauter dans la salle. Mais Dom s’arrête et les autres avec lui.

Dom — Vous allez rire, mais cette fois, il me semble vraiment voir venir quelque chose à l’horizon.

Ben — Ah, oui, moi aussi.

Dom — Ou plutôt quelqu’un…

Max — Un vieux barbu avec un trousseau de clés ?

Dom — Un barbu, oui. Avec un jerrycan dans chaque main…

Ils fixent tous l’horizon.

Ben — Alors ce serait ça, finalement ? Ce n’était pas une métaphore…

Max — On est tombés en panne au milieu de nulle part, et l’un d’entre nous est parti chercher de l’essence…

Ben — Il me semblait bien qu’au départ on était quatre.

Max — C’est vrai que dans le désert on voit des mirages…

Ben — Et les insolations aussi ça peut faire délirer…

Dom — Alors ce ne serait qu’une hallucination de plus…?

Max — En tout cas, il semblerait qu’il y ait encore quelques événements à l’horizon…

Ben — Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Max — Il nous reste l’existence.

Dom — Voyons ce que ça donne avec un peu d’essence.

La lumière commence à baisser progressivement.

Ben — Ah, je crois que la batterie aussi est arrivée à bout de course…

Max — Oui… Les phares sont en train de s’éteindre.

Dom — Hélas, on ne verra jamais arriver notre Sauveur.

Max — Gardons quand même espoir.

Ben — Vous avez raison… Il n’y a que la foi qui sauve…

Dom — Encore une phrase toute faite…

Ben — Oui…

Musique de circonstance (éventuellement musique sacrée) pendant le fondu au noir.

Fin.

Droits d’auteur — SACD

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