Crash Zone – texte intégral

Crash Zone – texte intégral de  la pièce de Jean-Pierre Martinez, disponible gratuitement à la lecture sur Universcenic.

Personnages

  • Dom
  • Fred
  • Yan

Les personnages sont de sexe indifférent.

Fred arrive. Il n’a pas l’air de savoir très bien où il est. Dom arrive à son tour.

Dom — Ah tu es là ?

Fred — Oui.

Dom — Je croyais t’avoir perdu… (Ils regardent un peu autour d’eux.) Alors ça y est ? On est arrivés ?

Fred — Oui.

Dom — Bon…

Un temps.

Fred — Il ne fait pas très chaud.

Dom — Non…

Dom s’approche du bord de la scène.

Fred — Fais gaffe, je crois qu’on est juste au bord du gouffre.

Dom — Du gouffre ?

Fred — Je veux dire de la falaise.

Dom fait encore un pas prudemment et regarde en direction des spectateurs.

Dom — Ah d’accord… Ah oui, c’est… C’est haut.

Fred le rejoint.

Fred — Oui… On ne voit même pas en bas…

Ils regardent un moment devant eux en silence.

Dom — Je me demande un peu ce qu’on fout là, quand même…

Fred — C’est ici qu’il a disparu. Il paraît…

Dom — Ici ?

Fred — À peu près…

Dom — Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas ici qu’on va le retrouver.

Fred — Non…

Un temps.

Dom — Mais quand tu dis ici…?

Fred — L’appareil a explosé en vol. À une altitude assez élevée, apparemment. On a retrouvé des débris dans un couloir de deux kilomètres de large et huit kilomètres de long environ.

Dom — Jusqu’ici, donc.

Fred — Après la falaise, c’est… On ne sait pas.

Dom — D’accord, donc, ce n’est pas… exactement ici.

Fred — Il n’a pas sauté en parachute. Il s’est désintégré en plein ciel. Alors, évidemment…

Dom — Deux kilomètres de large, sur six de long…

Fred — Huit.

Dom — Ça fait seize kilomètres carré.

Fred — Plus ou moins…

Dom — Donc, on parle plutôt de… C’est dans ce coin-là qu’il a été vaporisé, quoi…

Fred — Voilà.

Dom — Enfin, je veux dire… pulvérisé.

Fred — On n’a retrouvé aucun reste de son corps dans la zone d’épandage.

Dom — La zone de…

Fred — Rien qui puisse être identifié par une analyse ADN, en tout cas.

Un temps.

Dom — Mais qu’est-ce qu’il pouvait bien foutre dans cet avion ?

Fred — Je ne sais pas… Dieu est partout…

Dom — Pardon ?

Fred — Non, je veux dire… C’est le destin. Il était au mauvais endroit au mauvais moment, c’est tout.

Dom — C’est vrai qu’il était un peu comme Dieu, finalement… Jamais au bon endroit au bon moment… Au moment où on a besoin de lui, en tout cas…

Fred — On aurait peut-être dû apporter des fleurs ou… Je ne sais pas moi… Une couronne.

Dom — Oui… Il faudra qu’on y pense, la prochaine fois.

Fred — La prochaine fois ? Tu veux dire… la prochaine fois qu’on viendra ici lui rendre hommage ?

Dom — Ben… Oui. Pas la prochaine fois qu’il s’écrasera en avion, si ?

Fred — Non.

Dom — Enfin, c’était une façon de parler. On ne va pas se taper un pèlerinage à Brest tous les ans, non plus.

Fred — Non, évidemment.

Dom — C’est notre frère, on vient lui dire un dernier adieu, c’est normal. Mais bon… Ce n’était pas le soldat inconnu non plus. Et moi, je ne suis pas très porté sur les commémorations…

Fred — Ouais… Non, non, moi non plus… Sans compter que ce n’est pas la porte à côté…

Un temps.

Dom — Un vol Paris-Brest… Faut avouer que c’est un peu ridicule… Pourquoi aller à Brest en avion ?

Fred — Surtout lui, qui ne prenait jamais l’avion…

Dom — Et puis qu’est-ce qu’il pouvait bien aller faire à Brest ?

Fred — On ne le saura jamais, probablement…

Un temps.

Dom — Et… on est vraiment sûr qu’il était dans cet avion, au moins ?

Fred — Oui, quand même…

Dom — Comment on peut en être aussi sûr ? On n’a retrouvé aucune trace de lui dans la zone de crash.

Fred — On n’a retrouvé aucune trace de lui ailleurs non plus…

Dom — Il faut dire qu’en règle générale, ce n’était pas quelqu’un qui laissait beaucoup de traces de son passage derrière lui…

Fred — C’est vrai qu’il était plutôt du genre distrait… Je veux dire discret…

Dom — On pourrait même dire qu’il était du genre effacé… C’est pour ça qu’une mort aussi dramatique…

Fred — Ça ne lui ressemble pas. Pourtant, son nom figurait sur la liste des passagers… Il n’y a aucun doute là-dessus.

Dom — Il aurait pu rater son avion au dernier moment.

Fred — Ça en revanche, ce n’était pas du tout son style.

Dom — C’est vrai que c’était un homme plutôt ponctuel.

Fred — Oui… Limite maniaque…

Dom — Le genre à mettre son réveil à sonner à minuit pour ne pas louper le changement d’heure au printemps.

Fred — Non, cet avion, il n’a pas pu le rater. Malheureusement… Et puis sinon, on aurait déjà eu des nouvelles de lui.

Un temps.

Dom — Bon, et alors ? Qu’est-ce qu’on est supposés faire ?

Fred — Je ne sais pas… On est juste là pour… lui rendre un dernier hommage.

Dom — D’accord…

Fred — Maman avait l’air d’y tenir.

Dom — Dommage que finalement, elle ne soit pas là.

Fred — Elle ne se sentait pas bien… Il faut la comprendre…

Dom — Oui… Pour elle, évidemment… c’est un choc.

Fred — C’était son fils, malgré tout.

Dom — Mais puisqu’elle a renoncé à ce voyage, on aurait pu annuler…

Fred — C’est moi qui avais pris les billets. C’était des billets non échangeables et non remboursables.

Dom — D’accord… Donc… si on est là, c’est pour ne pas laisser perdre les billets.

Fred — Voilà.

Dom — Et le billet de maman ?

Fred — Je l’ai refilé à… Yan.

Dom — Non ? Yan est là aussi ?

Fred — Après tout, elle fait partie de la famille.

Dom — Si tu le dis… Mais… on ne l’a pas vue dans le train ! Si ?

Fred — C’était un billet d’avion… Maman tenait absolument à refaire le même trajet que lui… Pour se rendre compte…

Dom — Se rendre compte de quoi ?

Fred — Je ne sais pas…

Dom — Je vois… Un peu comme ces gens qui refont les douze stations du chemin de croix, en short et en tongs, avec sur le dos un petit sac à dos contenant une boisson fraîche… Pour se rendre compte…

Fred — Oui… Ou le chemin de Saint-Jacques par petits bouts chaque année, et en chambres d’hôtes tous les soirs.

Dom — Donc, finalement, c’est Yan qui a hérité de son Paris-Brest…

Fred — Je ne sais pas ce qui s’est passé… Elle aurait dû arriver avant nous.

Dom — Et alors… elle voyageait sur la même compagnie ? Je veux dire, la compagnie de merde dont l’avion s’est crashé ici ?

Fred — Arc-en-Ciel Discount… Oui…

Dom — Bon… J’espère que pour elle, au moins, on retrouvera quelques morceaux.

Fred — Pourvu qu’ils ne soient pas trop gros, et qu’on ne les prenne pas sur la tronche. Parce que c’est du lourd…

Ils sont pris d’un fou rire. Yan arrive, dans une tenue un peu extravagante et surtout peu appropriée pour le dernier hommage à un disparu. Elle porte un petit carton genre pâtisserie. Les deux autres tentent de reprendre leur sérieux.

Yan — Ah, vous êtes déjà là ?

Dom — Oui, et… d’ailleurs, on commençait à s’inquiéter un peu que tu ne sois pas encore arrivée.

Fred — Tu as fait bon voyage ?

Yan — Tu sais… Paris-Brest… Ils n’ont même pas le temps de nous servir un repas chaud dans l’avion… (Montrant le paquet) J’ai pris ça dans une pâtisserie en passant…

Fred — Ah oui…

Yan — Alors c’est ici ?

Dom — Il paraît.

Yan regarde autour d’elle, et fait quelques pas vers la salle.

Fred — Ne t’approche pas trop près.

Dom — Ce serait con que tu t’écrases en bas d’une falaise, en voulant rendre hommage à la victime d’un crash aérien. Surtout s’il y a quelqu’un en dessous…

Yan — Je voulais apporter des fleurs, mais dans l’avion… Et après, il n’y avait pas de fleuriste.

Dom — Mais heureusement, il y avait une pâtisserie…

Un instant de recueillement.

Yan — Évidemment, vous n’avez rien retrouvé ?

Fred — On n’a pas vraiment cherché.

Dom — On n’est pas venus pour ça, si ?

Yan — En fait, je commence à me demander pourquoi on est venus.

Dom — Pour lui rendre un dernier hommage, il paraît.

Yan — D’accord… Et comment on fait ça ?

Fred — On se posait la même question avant que tu arrives.

Yan — C’est dans ces moments-là que la religion peut être d’un certain secours. (Les deux autres la regardent étonnés) Pour ce qui est des rites, je veux dire…

Dom — Oui, parce que là… Je nous vois mal réciter une petite prière.

Fred — Surtout qu’on en connaît aucune.

Dom — Quelqu’un a une autre idée ?

Yan — Je ne sais pas moi… Une minute de silence ?

Fred — Ok…

Ils gardent le silence pendant quelques temps. Dom regarde sa montre.

Dom — Je commence à avoir la dalle, moi… (Regardant le paquet) Alors tu nous as apporté des gâteaux ?

Yan — J’en n’ai pris qu’un seul, mais bon… On peut partager.

Elle ouvre le paquet.

Fred — Qu’est-ce que c’est ?

Yan — Un Paris-Brest.

Dom — Ah oui, c’est… C’est tout à fait de circonstance…

Yan — Je ne sais pas avec quoi on va pouvoir couper ça en quatre.

Dom — En quatre ?

Yan — Je veux dire en trois. On est trois, non ?

Fred — J’ai toujours un couteau sur moi…

Les deux autres lui lancent un regard un peu inquiet. Il sort un couteau et coupe le gâteau en trois.

Dom — Eh bien voilà… Ce sera une sorte de communion républicaine.

Ils prennent chacun un tiers du gâteau et commencent à mastiquer.

Yan — C’est vrai qu’on aurait pu le couper en quatre, mais bon…

Fred — C’est déjà pas très gros…

Dom — Oui, une sorte de sacrifice… C’est un rite qui se pratique dans pas mal de religions… La part de Dieu…

Yan — Ou la part du diable.

Dom — La part du Père, du fisc et du Saint Esprit.

Fred — La part du pauvre…

Dom — J’espère qu’elle ne va pas nous rester sur l’estomac.

Un temps.

Dom — Il a bien plu, quand même.

Fred — On est en Bretagne.

Dom — Ça ne ressemble pas trop à la Bretagne, non ?

Yan — Je ne sais pas.

Dom — Enfin, je veux dire… ça pourrait être n’importe où. Ça ne ressemble à rien, quoi.

Fred — Il y a des falaises…

Yan — Oui, mais je ne vois pas la mer. Vous la voyez, vous, la mer ?

Fred — Non.

Dom — Il fait très sombre. Et la falaise a l’air très haute.

Fred — Je me demande s’ils ont eu le temps de voir la mer, avant de…

Dom — Je ne sais pas…

Yan — On ne saura jamais…

Dom — Mais toi qui as pris le même avion ? On voyait la mer, ou pas ?

Yan — Je ne sais… Je… Je me suis endormie…

Dom — D’accord… On lui offre un pèlerinage en avion, et elle, elle roupille. Nous qui comptions sur toi pour nous raconter… Comment veux-tu qu’on fasse notre deuil, maintenant ?

Un temps.

Fred — Ça s’est arrêté.

Yan — Oui. Ça s’éclaircit un peu.

Fred — On dirait qu’il va y avoir un arc-en-ciel.

Dom — Il paraît que le corps humain est constitué principalement d’eau.

Fred — Et alors ?

Dom — C’est peut-être lui.

Yan — Qui ?

Dom — L’arc-en-ciel… (Les deux autres le regardent, ne comprenant pas.) Comme tu dis, il a été vaporisé…

Ils regardent tous les trois à nouveau l’arc-en-ciel.

Yan — C’est comme une apparition, alors.

Fred — Oui, c’est un peu comme si on l’avait retrouvé.

Dom — Oui… Un peu …

Ils admirent l’arc-en-ciel en finissant d’avaler le reste de leur Paris-Brest.

Yan — On n’aura qu’à dire ça à maman. Pour l’arc-en-ciel… Ça lui fera plaisir.

Fred — C’est vrai que c’est un beau symbole…

Yan — L’arc de l’alliance…

Dom — La famille enfin réunie…

Un temps.

Fred — On pourrait peut-être faire une photo ?

Dom — Tu crois ?

Yan — Ça fera un souvenir.

Dom — Ok…

Fred — On n’a qu’à faire un selfie.

Ils se positionnent tous les trois dos aux spectateurs pour faire un selfie.

Yan — Ouistiti…

Fred prend la photo et ils quittent la position.

Dom — On va pouvoir y aller, alors ?

Yan — Je viens à peine d’arriver !

Fred — On peut rester encore un peu.

Yan — Ça nous aidera à…

Fred — Faire notre deuil…

Yan — C’est pour ça qu’on est venus, non ?

Dom — Bon…

Fred, qui a pris la photo, regarde le résultat sur son écran.

Fred — On ne voit que l’arc-en-ciel… Je ne sais pas pourquoi, mais bon… Ça ira comme ça.

Dom — Fais voir… (Fred lui montre l’écran) Ah oui… On croirait le logo de…

Fred — Du mouvement LGBT…

Dom — Je pensais plutôt à une publicité pour une compagnie d’assurance, ou une banque…

Yan — Ou une compagnie aérienne…

Dom — Arc-en-Ciel Discount…

Yan (regardant autour d’elle) — Je ne connaissais pas la Bretagne. Et vous ?

Fred — Si quand même.

Yan — Il faudra qu’on revienne. En été.

Dom — On n’est pas en été ?

Yan — Ah oui, peut-être… C’est à cause du temps…

Fred — D’ailleurs, il s’est remis à pleuvoir.

Yan — Oui. L’arc-en-ciel a disparu.

Dom — C’est un signe, non ?

Fred — Le signe de quoi ?

Dom — Qu’on va peut-être pouvoir y aller, maintenant. L’hologramme miraculeux a disparu. Ça va bien comme ça, non ?

Yan — Je ne sais pas…

Dom — Moi c’est bon, j’ai fait mon deuil, pas vous ?

Fred — Ok. Allons-y.

Yan ouvre un parapluie.

Dom — Tu as aussi pensé à amener un pébroque !

Yan — Qu’est-ce que vous feriez sans moi.

Les deux autres se placent sous le parapluie, de part et d’autre de Yan.

Yan — Au moins, ça nous aura permis de passer un moment ensemble.

Dom — Oui… Finalement, cette douloureuse expérience nous aura rapprochés.

Fred — Ça fait combien de temps qu’on ne s’était pas vus, déjà ?

Yan — Je ne sais pas… Longtemps…

Fred — Attends, la dernière fois, c’était…

Dom — C’est par où, au fait ?

Ils hésitent un instant.

Fred — Par là, je crois…

Dom — Tu es sûr ?

Yan — On aurait dû semer des cailloux en venant, comme le Petit Poucet…

Fred — On va essayer par là, on verra bien.

Ils s’apprêtent à sortir, quand Yan aperçoit par terre un objet qu’elle ramasse.

Fred — Qu’est-ce que c’est ? Un caillou ?

Yan — Un stylo bille.

Dom — Eh ben… Tu ne seras pas venue pour rien…

Yan examine le stylo.

Fred — Qu’est-ce qu’il y a ?

Yan — C’est un stylo promotionnel.

Dom — Et alors ?

Yan (lui tendant le stylo) — Tiens, regarde…

Dom prend le stylo et l’examine à son tour.

Dom — Crédit Agricole…

Yan — Il travaillait dans une banque… Au Crédit Agricole, je crois bien…

Fred — Tu veux dire que…

Dom — Non, mais attendez… Des milliers de personnes travaillent au Crédit Agricole ! Sans parler de ses millions de clients !

Fred — Oui… Mais on est sur la zone de crash…

Dom — Une zone de seize kilomètres carré ! Les experts de la police n’ont retrouvé aucune trace de lui, mais nous on aurait retrouvé son Bic ?

Yan — Pourquoi pas ? Les miracles, ça existe, non ?

Dom — Ah bon ? Moi qui pensais que ça n’existait pas, justement…

Fred — Sans parler de miracle… Même dans une botte de foin, il arrive qu’on retrouve une aiguille.

Dom — Je crois qu’on commence à délirer, là. Ça doit être la fièvre. On a dû attraper froid.

Yan reprend le stylo et l’examine à nouveau.

Yan — C’est l’adresse d’une agence du Crédit Agricole à Paris, dans le quinzième.

Fred — Il habitait dans le quinzième ?

Yan — En tout cas, il habitait Paris. Et ici on est en Bretagne.

Dom — Mouais…

Yan — Il a peut-être laissé un message…

Dom — Un message…?

Yan — S’il avait son stylo à la main au moment où l’appareil est parti en piqué… Il a peut-être eu le temps d’écrire un message, en sentant venir la fin…

Dom — Bien sûr… Et pourquoi pas de lancer une bouteille à la mer, aussi ? Par le hublot.

Fred — Il n’empêche que ce stylo n’est pas arrivé ici tout seul…

Dom — Dans un cas comme ça, aujourd’hui, on prend son téléphone, pour laisser un message, non ? On ne sort pas un crayon et du papier pour écrire son testament…

Yan — Enfin, tu sais bien qu’il n’avait pas de portable !

Dom — Ah bon… Il n’avait pas de portable ? Non, je ne savais pas…

Fred — La dernière fois qu’il m’a appelé, c’était d’une cabine téléphonique. Mais on a été coupés. On n’a même pas eu le temps de se parler… Je n’ai même pas pu lui dire adieu.

Dom — Pourquoi tu lui aurais adieu ? Tu ne savais pas ce qui allait lui arriver !

Yan — De toute façon, dans les avions, l’utilisation du portable est interdite. Ça risque de brouiller les communications du pilote avec la tour de contrôle.

Fred — Va savoir… C’est peut-être en essayant de laisser son message d’adieu qu’il a provoqué cette catastrophe aérienne…

Dom — Ah oui, c’est… C’est d’une logique implacable.

Yan — Ce qu’il veut dire, c’est que… ça aurait pu précipiter la chute de l’appareil.

Dom — Je sais que ce type avait plutôt la scoumoune et qu’il portait la poisse à tous ceux qui l’approchait, mais bon…

Fred — C’est vrai que perso, si j’avais pu faire autrement, c’est quelqu’un avec qui j’aurais évité de prendre l’avion un vendredi 13.

Dom — Ouais. Sûr que s’il avait vécu à l’époque, on aurait retrouvé son nom sur la liste des passagers du Titanic.

Fred — Et alors, qu’est-ce qu’on fait ?

Yan — On pourrait jeter un coup d’œil, vite fait…

Dom — Un coup d’œil ? Sur quoi ?

Yan — Si le stylo est tombé là, le papier n’est peut-être pas loin.

Dom — C’est une blague ?

Fred — Maintenant qu’on est là… Qu’est-ce qu’on risque ?

Yan et Fred se mettent à chercher. Sous le regard navré de Dom.

Yan — On ne voit pas grand chose…

Fred (à Dom) — Tant qu’à faire, aide-nous, ça ira plus vite !

Dom lève les yeux au ciel.

Dom — Non mais je rêve…

Il fait mine de chercher un peu.

Yan — Tu as regardé par là ?

Fred — Je vais le faire…

Yan — Je vais chercher de l’autre côté. Dom, tu n’as qu’à prendre ce coin-là.

Fred — Si le stylo est tombé ici, le papier n’est peut-être pas très loin.

Dom — Sauf qu’un papier, ça vole. Beaucoup mieux qu’un stylo. Beaucoup mieux qu’un avion, en tout cas…

Dom hausse les épaules, quand soudain son regard est attiré par quelque chose. Il se baisse et ramasse un papier, qu’il lit.

Yan — Qu’est-ce que c’est ?

Fred — Non… C’est ça ?

Yan — Son testament ? Je veux dire… sa lettre d’adieu ?

Dom — Je ne sais pas… Il y a quelques mots griffonnés… Ce n’est pas signé.

Fred — Il n’a peut-être pas eu le temps.

Yan — Mais c’est son écriture ?

Dom — Tu la connais, toi, son écriture ?

Yan — Non.

Fred — Ce n’était pas le genre à écrire très souvent.

Dom — Non plus, non. En fait, même de son vivant, c’était surtout le genre à faire le mort.

Yan — Mais qu’est-ce que ça dit ?

Dom (lisant) — Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir…

Fred — C’est tout ?

Dom — C’est tout.

Yan — Et ce n’est pas signé ?

Dom — Non.

Fred — Mais ça s’adresse à qui ?

Dom — Va savoir…

Yan — À sa femme, peut-être.

Fred — Il était marié ?

Yan — Pas à ma connaissance.

Fred — Il était peut-être homo…

Les deux autres le regardent avec étonnement.

Dom — Pourquoi tu dis ça ?

Fred — Je ne sais pas… Ça m’est venu comme ça… Comme il n’était pas marié.

Dom — Je te signale que maintenant, on peut être homo et marié.

Fred — Tu as raison. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça.

Yan — Oui… Je me demande si on le connaissait si bien, en fait.

Dom — Non, tu crois ?

Fred — Comment savoir si ce petit mot est de lui ou pas…?

Yan — Fais voir…

Elle prend le papier que lui tend Dom, sort le stylo, et fait un trait dessus.

Yan — L’encre est de la même couleur que celle du stylo.

Fred — Quelle couleur ?

Yan — Bleu.

Fred — Ça veut dire que ce mot a été écrit avec ce stylo, tu crois ?

Dom — C’est un peu mince, comme preuve, non ? Un stylo sur deux écrit bleu !

Yan retourne le papier.

Yan — C’est écrit au dos d’un flyer publicitaire…

Fred — Et c’est de la pub pour quoi ? Pour le Crédit Agricole ?

Yan — Un marabout africain… Neutralisation du mauvais sort, retour de la chance, succès en amour, réussite professionnelle, bonheur du couple et de la famille…

Dom — S’il était vraiment dans cet avion, ça ne lui a pas réussi.

Yan — Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir… Tout de même, ça ressemble bien à un message d’adieu, non ?

Dom — Oui… Ça peut aussi être un message laissé sur la table de la cuisine par un mari pour dire à sa femme qu’il est retenu en province par son boulot. Ou d’une femme à son mari pour l’informer qu’elle vient de le plaquer.

Yan — Ici ? En pleine cambrousse ?

Dom — Je te le répète : les petits papiers, ça vole… parfois.

Fred — Alors qu’est-ce qu’on fait ?

Dom — Comment ça, qu’est-ce qu’on fait ?

Fred — Même si ce mot n’est pas écrit de sa main à lui, c’est qu’il a été écrit par un autre passager. Il faudrait essayer de savoir lequel.

Dom — Pour quoi faire ?

Yan — Pour le remettre à son destinataire, tiens !

Dom — Non mais tu nous vois faire une analyse graphologique pour savoir laquelle des victimes de ce crash aérien a bien pu écrire ce message, et à destination de qui ?

Fred — Évidemment, ce n’est pas nous qui ferons les analyses. Mais on peut remettre ce document aux experts de la police scientifique.

Dom — Bien sûr… Tout ça pour que finalement, dans six mois ou un an, une veuve ou un orphelin reçoive ce dernier message de son cher disparu : « Ce petit mot pour te dire que je ne rentrerai pas ce soir » ? Je pense qu’ils commencent à s’en douter un peu, non ?

Fred — Oui, remarque, ce n’est pas faux…

Yan — C’est vrai que vu comme ça…

Dom — Mais évidemment, enfin !

Fred — Alors qu’est-ce qu’on en fait, de ce papier ?

Dom — On n’a qu’à le remettre là où on l’a trouvé, et puis c’est tout.

Yan — Bon… (Elle remet le papier par terre) C’était là ?

Dom — Je ne sais pas… Un peu plus loin, peut-être… Ça a vraiment une importance ?

Fred — Comme ça rien n’aura bougé… D’une certaine façon… on est dans un sanctuaire, ici.

Yan — C’est vrai… C’est un lieu habité par les fantômes qui le hantent… Vous ne sentez pas leur présence ?

Fred — Si… Un peu…

Dom — Oui, si tu veux…

Yan pose le papier avec délicatesse et reste un instant figée dans un moment de recueillement.

Yan — Je vais quand même garder le stylo.

Dom — Tu as raison… Ça peut toujours servir… Surtout si tu reviens en avion. On ne sait jamais, avec la loi des séries… Tu as du papier, aussi ? J’en ai, si tu veux…

Yan range le stylo.

Yan — On va pouvoir y aller, alors.

Dom — C’est ça, allons-y…

Fred hésite encore.

Fred — Excusez-moi, mais…

Dom — Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Fred — Je vous demande juste une minute.

Dom — Il est à quelle heure, ce putain de train ? On va finir par le rater, si ça continue. Il commence déjà à faire nuit.

Fred — Non mais rassurez-vous, ça ne prendra qu’une seconde.

Yan — D’accord… On t’écoute.

Fred — C’est à propos de ce que j’ai dit tout à l’heure…

Yan — Quoi ? Qu’est-ce que tu as dit ?

Fred — Quand j’ai dit… qu’il était peut-être homo.

Yan — Et alors ? Tu as de nouvelles informations là-dessus aussi ?

Dom — Remarque, maintenant qu’il est mort… Ça relativise quand même beaucoup l’importance de son orientation sexuelle, non ?

Fred — En fait… J’ai de bonnes raisons de penser qu’il était…

Yan — Homo ?

Dom — Bon sang, mais c’est bien sûr…

Yan — Mais oui, l’arc-en-ciel ! Quand on disait que c’était un signe…

Dom — Non mais c’est un cauchemar… On ne va pas passer la nuit ici. Sur le coming out posthume d’un type dont les morceaux sont ventilés sur une surface de seize kilomètres carré !

Yan — On a le droit de savoir, même après sa mort, qui il était vraiment. C’était notre frère, quand même.

Dom — Bon, alors il était homo, notre cher frère, oui ou merde ?

Yan — Ce que je voulais dire, justement, c’est que j’ai de bonnes raisons de penser que ce n’était pas vraiment notre frère.

Dom — Oh putain… On ne va jamais s’en sortir…

Yan — Pas notre frère ? Tu veux dire… qu’il a été adopté, ou quelque chose comme ça.

Fred — Même pas.

Dom — Comment ça, même pas ?

Fred — Il avait à peu près le même âge que nous. Un peu plus vieux, peut-être. On a toujours pensé que c’était notre frère aîné. Mais bon…

Yan — C’est vrai que je n’aurais jamais eu l’idée de lui poser la question directement.

Fred — Surtout qu’il n’était pas du genre bavard.

Yan — Non… J’avoue qu’il m’est même arrivé de me demander s’il n’était pas muet…

Dom — Donc, à votre avis, ce type qu’on a toujours vu à la maison, ce n’était pas notre frère ?

Fred — Il faut reconnaître que ça n’a jamais été clairement dit.

Dom — En effet… Là je vous avoue que ça me la coupe… Ça n’a jamais été clairement dit…

Yan — Mais alors si ce n’était pas notre frère, c’était qui ?

Fred — Attention, je n’ai pas dit que j’étais sûr.

Dom — Tu as dit que tu avais de bonnes raisons de le penser.

Yan — Oui, et c’est quoi, ces bonnes raisons ?

Fred — Eh bien… déjà, pour commencer, il ne nous ressemblait pas beaucoup.

Dom — On ne peut pas dire que tous les trois, on se ressemble beaucoup… Et pourtant, on est frères et sœur.

Yan — Oui, ce n’est pas faux.

Dom — Remarquez… Allez savoir… On n’est peut-être pas frères et sœur, finalement…

Yan — Tu crois ?

Dom — Mais non, je déconne… Quoique… Ça n’a jamais été clairement dit non plus.

Fred — C’est vrai…

Dom — Non mais vous ne croyez pas qu’on va un peu trop loin, là ?

Yan — Ça commence même à me foutre un peu les jetons, pas vous ?

Fred — Si…

Dom — Mais quand tu as dit « pour commencer, il ne nous ressemblait pas beaucoup »… Tu as d’autres raisons de penser qu’il pourrait ne pas être notre frère.

Fred — Ben… Son prénom, par exemple…

Yan — Son prénom… C’est vrai que… Comment il s’appelait, déjà ?

Dom — Loïc.

Yan — C’est ça. J’ai toujours eu du mal avec ce prénom. Même maintenant, je ne suis pas vraiment sûr de savoir comment ça s’écrit.

Fred — Loïc ? Ça s’écrit comme ça se prononce, non ?

Yan — Ouais… Mais justement… Est-ce qu’on met un tréma sur le i ou pas ? Parce que sinon, ça ne se prononce pas Loïc. En principe…

Fred — Ça… (À Dom) Tu mettrais un tréma, toi, ou pas ?

Dom — Je ne sais pas… Et je vous avoue que jusqu’à aujourd’hui, je ne m’étais jamais posé la question… Et comme je n’ai jamais écrit son prénom…

Fred — Ben oui, on n’avait pas beaucoup l’occasion de lui écrire. Il était toujours là…

Yan — Et même pour ce qui est de la prononciation… Il faut dire qu’on ne l’appelait pas souvent par son prénom.

Fred — Non. Et quand on l’appelait, il ne répondait pas souvent.

Dom — Il m’est même arrivé de me demander s’il n’était pas sourd.

Yan — Loïc…

Fred — C’est un prénom breton.

Yan — Ah bon ?

Fred — Ben oui ! C’est même une marque de cidre, je crois.

Dom — C’est curieux… J’ai toujours pensé que c’était polonais.

Yan — Pourquoi, polonais ?

Dom — Je ne sais pas… Quand il y a un hic…

Yan — Je m’appelle Yannick, et je ne suis pas polonaise. Enfin, pas à ma connaissance…

Fred — En tout cas, breton ou polonais, ce n’est pas un prénom français… Je veux dire pas comme les nôtres. Dominique, Frédéric, Yannick…

Dom — Tu t’appelles Frédéric ?

Fred — Évidemment ! Tu ne savais pas ?

Dom — Non…

Yan — Moi non plus…

Dom — On t’a toujours appelé Fred.

Fred — Fred, c’est un diminutif. Pour Frédéric.

Dom — En tout cas, lui, il avait un prénom breton. On serait en droit de se demander pourquoi.

Yan — De là à ce qu’il ne soit pas notre frère…

Dom — On pourra toujours demander à maman en revenant.

Yan — Ouais… Même si ce n’est pas le genre de questions faciles à poser à sa mère…

Fred — Je voulais faire une analyse ADN, mais il est mort avant.

Yan — Sans lui demander la permission, tu veux dire ?

Fred — C’est toujours possible de trouver un morceau de… Aujourd’hui, ce n’est pas compliqué.

Dom — Évidemment, maintenant, ça va être plus difficile. Seize kilomètres carré, et pas un seul morceau visible à l’œil nu…

Yan — Loïc… Ça expliquerait peut-être le Paris-Brest…

Dom — Comment ça ?

Yan — Si c’est un prénom breton ! Il avait peut-être encore des liens avec la Bretagne…

Dom — Maintenant que tu me le dis, je l’ai souvent vu manger des crêpes et boire du cidre.

Yan — C’est vrai ?

Dom — Mais non, je plaisante… Vous voyez bien qu’on est en plein délire, là.

Yan — Tout de même… Tout ça est très bizarre…

Dom — Quoi ? Qu’est-ce qui est bizarre ?

Fred — Pour commencer… Pourquoi maman n’est pas venue, par exemple ?

Dom — C’est toi-même qui m’as dit qu’elle ne se sentait pas bien.

Yan — C’était peut-être un prétexte pour ne pas venir.

Dom — C’est ça… Et puis… peut-être que ce n’est pas notre mère aussi…

Yan — Je n’ai pas dit ça…

Dom — Tout à l’heure, on en était à se demander si on était vraiment frères et sœur. Si on n’est pas frères et sœur, c’est que maman n’est pas notre mère non plus.

Fred — Ce serait la mère de qui alors ?

Yan — La mère de Loïc ?

Dom — Eh ben voilà ! En fait, le véritable enfant de la famille, c’est lui. Et les faux frères et sœur, c’est nous.

Fred — Mais alors qu’est-ce qu’on foutrait là, nous ? Je veux dire, qu’est-ce qu’on aurait foutu dans cette famille pendant autant d’années ? Si on n’est pas de la famille, justement…

Dom — Va savoir…

Yan — Peut-être qu’on était là en nourrice.

Dom — C’est ça… Nos parents ne sont jamais venus nous chercher. Et celle qu’on appelait maman nous a gardés. Par charité chrétienne.

Yan — Et elle n’a jamais osé nous dire qu’on n’était pas vraiment ses enfants.

Fred — C’est vrai qu’elle ne nous a jamais clairement dit qu’on était ses enfants.

Dom — Ben voilà ! Et comme son fils légitime était sourd-muet, il ne pouvait pas dire le contraire non plus.

Fred — Ça expliquerait beaucoup de choses…

Yan — Oui, tout est clair, maintenant…

Dom — Tu trouves ?

Un temps.

Yan — Il y a encore un détail qui me turlupine, quand même.

Dom — Sans blague ?

Yan — Ça voudrait dire que nos parents à nous, ils seraient morts tous en même temps ?

Dom — Comment ça ?

Fred — Si on était en nourrice, et qu’elle nous a adoptés parce que nos parents sont morts. C’est que nos parent à nous, ils sont tous morts en même temps.

Yan — Puisqu’on n’est pas frères et sœur.

Dom — Ah oui…

Yan — Dans un accident, alors.

Fred — Oui… Ils étaient peut-être dans le même avion…

Dom — Quel avion ?

Yan — Je ne sais pas… Celui qui s’est crashé ici ?

Dom — Ici ?

Fred — Mais ce crash, c’était il y a combien de temps, exactement ?

Dom — Exactement, je ne sais pas. Et j’avoue que je commence à m’y perdre un peu. Vous ne voulez pas qu’on oublie cette hypothèse, et qu’on reste frères et sœur, plutôt ?

Yan — Tu as raison… Il ne faut pas exagérer. On est bien frères et sœur, c’est évident…

Un temps.

Fred — J’ai une autre hypothèse.

Yan — Quoi ?

Fred — Et si c’était notre père, plutôt ?

Dom — Qui ?

Fred — Loïc !

Dom — Ça y est, c’est reparti.

Yan — Il était un peu jeune pour être notre père, non ?

Fred — Jeune ? Ça dépend… À quel âge ?

Dom — Et puis on ne l’a jamais vu avec… Je veux dire, il ne dormait pas dans la même chambre que notre mère.

Fred — Ça nous aurait frappés, quand même.

Yan — En fait, je serais incapable de savoir dans quelle chambre il dormait.

Fred — Oui… Ou dans quelle assiette il mangeait.

Yan — Ou dans quel placard il rangeait ses vêtements.

Dom — Bref, en fait on serait bien incapables de dire s’il existait vraiment.

Consternation générale.

Fred — Loïc…

Yan — Notre père…

Dom — Notre père qui êtes aux cieux…

Yan — Après avoir disparu sans laisser de traces dans un crash aérien. Avant d’avoir pu nous donner la vie.

Dom — Avant ?

Yan — S’il n’existe pas, c’est qu’on n’est pas ses enfants.

Dom — Ou qu’on n’existe pas non plus…

Yan — C’est Loïc… Je veux dire, c’est logique…

Un temps.

Fred — Alors c’est ça… Nous sommes les enfants que notre mère n’a jamais eus.

Fred — C’est vrai qu’elle non plus, elle ne nous adressait pas beaucoup la parole.

Yan — Non… Et puis il faut bien reconnaître que là où elle habite, il n’y a qu’une chambre, non ?

Fred — La sienne.

Yan — Oui, c’est évident… Maman a toujours habité un studio.

Dom — Bientôt vous allez me dire qu’elle était vierge aussi… Ou bonne sœur…

Fred — Vous croyez que ce studio, ça pourrait être la cellule d’un couvent, ou quelque chose comme ça ?

Dom — C’est ça… Elle est entrée au couvent parce que Dieu le Père s’est crashé en mer avant l’immaculée contraception…

Ils restent tous un instant stupéfaits.

Fred — Je vais refaire une photo.

Dom — Une photo de famille ? Pour quoi faire ? Il me semble que ce n’est plus trop d’actualité, si ?

Yan — Pour savoir si on existe vraiment. Tout à l’heure, on n’était pas sur la photo.

Dom — Je ne sais pas trop…

Yan — Quoi ?

Dom — Si j’ai envie de savoir…

Fred recule un peu, du côté des coulisses, pour prendre du recul.

Fred — Je vais vous prendre tous les deux pour être sûr… Rapprochez-vous un peu…

Dom et Yan se rapprochent l’un de l’autre, un peu gênés. Fred recule encore, jusqu’à disparaître. Moment de flottement. Changement de lumière.

Dom — Je crois me souvenir.

Yan — Ce n’était pas un accident.

Dom — Ce n’était pas un attentat non plus.

Yan — C’était…

Dom — Une sorte de suicide.

Yan — C’est ça. Un suicide collectif.

Dom — Enfin, ce n’était pas vraiment un suicide.

Yan — Le pilote les a tous précipités au fond de l’abîme avec lui.

Dom — Ils n’auraient jamais dû monter dans cet avion.

Yan — Mais comment savoir ? Quand on monte dans un avion, on ne choisit pas le pilote.

Dom — Non.

Yan — On fait une confiance aveugle à quelqu’un qu’on ne connaît pas. Et on remet sa vie entre ses mains.

Dom — Comme des enfants qui s’en remettent à leurs parents. Parce qu’ils n’ont pas le choix.

Yan — Mais des adultes… C’est une folie.

Dom — Oui.

Yan — On devrait toujours savoir en quelle compagnie on voyage, et qui est aux commandes.

Dom — On ne devrait jamais pouvoir dire après : je ne savais pas.

Yan — Ils sont tous morts.

Dom — Et nous ne sommes jamais nés.

Yan — C’est pour ça qu’on n’a retrouvé aucun corps.

Dom — On a juste été effacés.

Yan — Mais on est où exactement ?

Fred — Je ne sais pas… Ça ressemble à une prison…

Dom — À ciel ouvert, alors…

Yan — À un cimetière, plutôt.

Un temps.

Dom — On n’était pas trois, tout à l’heure ?

Yan — Tout à l’heure ?

Dom — Frédéric ! Tu ne te souviens pas ? On l’appelait Fred.

Yan — Ah oui, peut-être.

Dom — Il est parti par là.

Il va voir du côté de la coulisse. Et revient.

Yan — Alors ?

Dom — Rien. C’est le bord de la falaise.

Yan — Là aussi ?

Yan fait le tour de la scène.

Yan — En fait, on n’est pas au bord du gouffre… On est cernés par le vide.

Dom — On est au milieu de nulle part. Et quelque chose me dit qu’on n’est pas prêts d’en repartir.

Yan — On est comme sur une île entourée par le néant.

Dom — Ne t’approche pas trop du bord !

Yan — C’est le bord qui se rapproche…

La lumière se met à baisser.

Dom — Il fait de plus en plus noir.

Yan — Quelqu’un aurait un cierge ?

Dom — Tu veux dire une bougie ?

Yan sort une bougie de son sac.

Yan — J’en ai toujours une sur moi. Mais je n’ai pas de feu…

Dom — Ça sert à quoi d’avoir toujours une bougie sur soi quand on n’a pas de feu

Yan — Tu as du feu ?

Dom allume la bougie.

Dom — On dirait une vente aux enchères… À la bougie…

Yan — Si la bougie s’éteint avant qu’on vienne nous chercher, on ne naîtra jamais.

La bougie brûle un instant.

Dom — Alors, personne ?

Yan — Vraiment, pas de regret ?

Dom — Pas de remords…?

Yan — Y a-t-il un pilote dans la salle ?

Un temps.

Dom — Nous ne sommes les enfants de personne.

Yan — En aucun lieu. Et en aucun cas.

Dom — Il ne nous reste plus que la liberté de décider quand… retourner au néant.

Dom souffle la bougie.

Noir.

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